Op-Ed / / 06.23.22

Article du Wilson Center : Le passé et le présent de l’Amérique s’entrechoquent en République démocratique du Congo

Note: This article originally appeared in the Wilson Center’s Wilson Quarterly in English, and was written by Floribert Anzuluni, Senior DRC Policy Advisor to The Sentry, and Brad Brooks-Rubin, Senior Advisor to The Sentry.

 

Le passé et le présent de l’Amérique s’entrechoquent en République démocratique du Congo

Bien que peu de gens en soient conscients, la République démocratique du Congo (RDC) et son peuple sont étroitement liés à l’histoire des débuts de l’Amérique, de même qu’à son statut actuel de superpuissance mondiale. Une part importante de la traite des esclaves aux 17e et 18e siècles provenait de la RDC, ce qui fut également le cas de la ruée vers le caoutchouc et d’autres minerais clés qui ont entraîné les nombreuses innovations technologiques de la fin du 19e et du début du 20e siècle. La RDC a fourni l’uranium qui a alimenté les bombes nucléaires larguées pendant la Seconde Guerre mondiale, et était également au centre des batailles par procuration de la guerre froide, lesquelles ont conduit à l’assassinat d’un haut dirigeant politique et à l’installation d’un dictateur , ce dont la CIA a d’ailleurs été accusée d’avoir aidé à faciliter. De nombreux conflits armés dans l’est du Congo découlaient d’une recherche de minerais qui fut le moteur de la révolution électronique du début du 21e siècle. Le peuple congolais et les ressources du pays ont occupé une place centrale dans tout cela. Des dizaines de millions de Congolais ont perdu la vie à cause de la brutalité, de la violence et des conflits liés aux événements évoqués ici et bien d’autres encore.

Une fois de plus, dans les années 2020, nous nous retrouvons dans la même situation. Soixante-dix pour cent des réserves mondiales de cobalt — une ressource nécessaire aux batteries au lithium qui alimentent les voitures électriques et autres technologies vertes — se trouvent en RDC, tout comme plus de 50 % des réserves d’eau de l’Afrique, qui jouxtent le « deuxième poumon » du monde dans le bassin forestier et les tourbières du Congo. Ce n’est pas une hyperbole de dire que les solutions climatiques nécessaires à l’avenir de l’Amérique — et d’une grande partie du monde — sont profondément liées à la RDC.

Naviguer dans des réalités économiques et politiques complexes

L’administration Biden comprend que l’Amérique a besoin des ressources de la RDC. Elle comprend également que la Chine, son principal adversaire économique, contrôle actuellement un pourcentage substantiel des concessions minières de cobalt et de minerais critiques de la RDC. C’est pourquoi, en l’absence de leurs propres entreprises publiques ou des ressources considérables que le gouvernement chinois engage dans cette lutte, les États-Unis ont besoin d’autres angles et d’approches différentes pour s’impliquer dans ce qui est rapidement en train de devenir une « guerre par procuration » pour le contrôle des minerais.

Il s’avère que la RDC est également un pays africain important pour promouvoir les valeurs fondamentales des États-Unis : la démocratie, la lutte contre la corruption et les droits de l’homme. À ce titre, l’équipe de M. Biden privilégie l’intersection de ces valeurs, qui peinent à gagner du terrain en RDC, avec l’opportunité d’améliorer l’accès aux ressources.

Bien que les États-Unis aient notamment échoué à prendre ou à coordonner des actions à la suite des élections en RDC de 2011 et 2018 qui n’étaient ni libres ni équitables, le président Biden a accueilli le président congolais Félix Tshisekedi au Sommet pour la démocratie de décembre 2021. Il s’agissait de l’un des rares dirigeants africains à recevoir une telle invitation, et ceci a eu lieu juste après que M. Biden – se soit retrouvé en aparté avec Tshisekedi au sommet sur le climat COP26. En janvier 2022, le conseiller adjoint à la sécurité nationale, Daleep Singh, a mené une délégation en RDC, suivie en mars par plusieurs hauts fonctionnaires des départements du Trésor et du Travail. La visite du département du Travail a d’ailleurs abouti à un protocole d’accord axé sur la promotion de standards relatifs au droit du travail. Au cours de ce processus, M. Tshisekedi a annoncé que tous les contrats déjà signés avec des entreprises chinoises seraient réexaminés, ce qui semblerait indiquer des progrès liés aux engagements, mais sans pour autant nécessairement identifier une nouvelle base d’évaluation et de renégociation.

S’agirait-il du moment historique où l’on passerait de l’exploitation du peuple congolais et des richesses naturelles du pays par des puissances externes à un partenariat plus intégré bénéficiant au pays et au peuple ? C’est ce que l’on espère ; cependant les signes avant-coureurs laissent à penser que l’histoire pourrait se répéter, et la société civile, tout comme le peuple congolais, s’en inquiète.

En mars 2022, 63 organisations et experts de la RDC et des États-Unis ont signé une déclaration conjointe demandant aux États-Unis de donner la priorité au soutien à des élections libres et équitables en 2023. En plus de veiller à ce que le processus électoral à travers le pays se déroule équitablement, ces organisations ont appelé les États-Unis à respecter le choix des électeurs, et de donner la priorité à la démocratie et aux droits de l’homme par rapport aux intérêts économiques extérieurs sous couvert de stabilité, comme cela s’est produit en 2018 lorsque M. Tshisekedi est devenu président. De même, lorsque le gouvernement congolais a semblé prendre des mesures pour supprimer l’influence du milliardaire israélien Dan Gertler — un pilier de la corruption en RDC —, de nombreuses ONG congolaises et observateurs internationaux ont exprimé de sérieuses réserves sur le fait qu’il s’agissait simplement de la même chose étant donné que l’accord reste non publié et continuerait à fournir des fonds à M. Gertler pour les années à venir.

Comment l’administration Biden peut-elle équilibrer la demande pour ces minerais qui stimulent la croissance économique et font progresser les investissements dans les technologies de l’énergie verte avec les droits des travailleurs qui les extraient, dans ce contexte de corruption et de dégradation de l’environnement endémique à l’histoire du pays ? Jusqu’où doit-on aller pour perturber le statu quo, qui a placé les richesses minérales au cœur d’un système violent et kleptocrate, entraînant des coûts humains dramatiques et l’absence de tout ce qui ressemble à une véritable démocratie ? Au final, les bonnes intentions supposées promouvoir la démocratie et la lutte contre la corruption céderont-elles une fois de plus le pas aux intérêts bien établis ? Est-il possible de gérer toutes ces priorités en même temps ?

En 2021, le Fonds monétaire international a rédigé un rapport approfondi déclarant que « malgré ses vastes ressources en minerais, entre autres, la République démocratique du Congo (RDC) présente pratiquement toutes les caractéristiques d’un pays fragile, avec une histoire marquée par des conflits armés intérieurs persistants et un manque de sécurité », notant que « corruption élevée, captation de l’État et mauvaise gouvernance dans la plupart des secteurs de l’économie et de la société caractérisent le pays ». Pourtant, le FMI a donné le feu vert à un programme de plus de 1,7 milliard de dollars, nécessaire à la stabilité économique du pays, mais qui a également renforcé les inquiétudes soulevées par son personnel au cas où les garanties ne seraient pas appliquées. Comme c’est le cas avec le gouvernement américain, les institutions financières internationales sont confrontées au dilemme de promouvoir le changement et le développement à long terme tout en répondant aux besoins à court terme.

Une corruption profondément enracinée

Il est essentiel de comprendre d’abord les profondeurs de ce système et les types de changements nécessaires avant de revenir aux idées de politiques susceptibles de contribuer à ce changement. Nous partageons deux exemples ci-dessous — bien que la récente fuite « Congo Hold-up » en révèle des dizaines d’autres — pour aider à démontrer la structure d’investissement dans les minerais, son fonctionnement et, surtout, le système dans lequel l’administration Biden doit naviguer avec le gouvernement congolais pour engager des réformes.

Lorsque l’ancien président Joseph Kabila a pris le pouvoir en 2007, il a cherché à tenir une promesse de campagne visant à transformer la RDC grâce à un programme d’infrastructure qui favoriserait la création d’emplois, l’éducation, l’eau, l’électricité et la santé. Pour y parvenir, M. Kabila avait besoin d’investissements extérieurs, et le seul appât dont il disposait était la richesse minérale de son pays, en particulier le cobalt et le cuivre. Sur plusieurs années et suite à un ensemble d’arrangements complexes et évolutifs, M. Kabila a établi un partenariat avec diverses entités publiques chinoises, son réseau recevant par la même occasion des millions de dollars en pots-de-vin via une banque contrôlée par son frère. Malgré les promesses, l’accord a finalement perpétué le système par lequel des entités étrangères bénéficient des ressources du Congo, les élites politiques qui concluent les accords s’enrichissent et le peuple congolais se voit privé de développement.

Grâce à de multiples accords complexes et secrets conclus au cours des vingt dernières années, le magnat minier israélien Dan Gertler a obtenu — de manière illégale dans de nombreux cas, selon la loi de la RDC — une série de concessions minières à travers le pays pour des montants bien inférieurs à la valeur de leurs réserves. M. Gertler les a ensuite vendues pour des milliards de dollars de profits personnels et au bénéfice de son réseau, le tout rendu possible par M. Kabila. Ces accords impliquent souvent non seulement la vente ponctuelle d’actifs, mais également des dividendes et des redevances sur le long terme. Au fil du temps, selon deux ONG observatrices majeures, ces accords pourraient coûter plus de 3,7 milliards de dollars à la RDC. Plus récemment, fin février 2022, le gouvernement de M. Tshisekedi a signé un accord avec M. Gertler dans des conditions non transparentes pour récupérer ses actifs miniers et pétroliers. Bien que le contenu n’ait pas encore été publié presque deux mois après la signature, il semblerait qu’il permette à M. Gertler de conserver la propriété des royalties de trois projets miniers appartenant au conglomérat minier suisse Glencore, ce qui équivaut à une prime de prédation.

Ouvrir des voies vers l’avenir

Avec ce niveau de corruption qui entrave les aspirations politiques et économiques fondamentales de l’administration Biden, peut-il y avoir des progrès ? Est-il possible de remplacer la gangrène par quelque chose de neuf et bénéfique avec des priorités différentes, de manière à ce que les entreprises américaines et autres soient prêtes à risquer des investissements ? Comment l’administration Biden choisit-elle sur quoi travailler en priorité ? Il existe une myriade de réformes nécessaires dans l’ensemble du système congolais, et elles doivent toutes être abordées plus ou moins simultanément. En fin de compte, l’approche politique devrait être basée sur des mesures relevant de trois étapes interdépendantes : une redevabilité pour le passé qui perturbera le système enraciné, une réforme structurelle qui modifiera le système, ainsi qu’une mise en œuvre et une application transparentes et cohérentes qui démontreront qu’un nouveau système est en place et qu’il sera géré différemment.

En ce qui concerne la redevabilité, le fardeau incombe aux deux gouvernements. Les États-Unis et d’autres partenaires, tels que le Royaume-Uni et l’UE, devraient imposer des sanctions ciblées à un éventail d’acteurs. Il s’agit notamment de personnes et entités en RDC, y compris les membres du réseau de M. Kabila et leurs entreprises qui sont encore en activité, et font obstruction aux changements potentiels du statu quo, ainsi que les membres du gouvernement et de l’entourage de M. Tshisekedi qui sont impliqués dans des transactions financières illicites, tout en continuant de se concentrer sur le réseau de M. Gertler. Il s’agit également des acteurs régionaux et internationaux — en particulier ceux du Rwanda et de l’Ouganda, ainsi que de la Chine et des Émirats arabes unis, respectivement — et leurs facilitateurs financiers qui ont profité de la faiblesse de la gouvernance et des structures de surveillance anti-blanchiment de capitaux en RDC pour obtenir l’accès aux ressources naturelles. Des sanctions devraient également être appliquées aux personnes ou entités qui entravent les réformes ou sapent l’intégrité des mécanismes de surveillance et de réglementation du secteur financier de la RDC et d’autres systèmes clés, y compris celles qui possèdent un lien avec les futures élections de 2023, par exemple par le biais de corruption dans le processus de passation de marchés. Des enquêtes devraient être menées dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux, ciblant les institutions financières internationales qui ont régulièrement traité des transactions liées à la RDC sans les soumettre à des procédures de vérification renforcées, et ce malgré la présence de risques sous-jacents.

Dans la plupart des cas, les gouvernements étrangers comme celui de la RDC considéreraient les sanctions américaines et les mesures de redevabilité comme problématiques. Cependant, dans ce cas, si ces dernières sont accompagnées d’une communication adéquate, d’actions locales contre les mauvais acteurs congolais et de restitutions pour les victimes congolaises, ces mesures peuvent commencer à remédier aux injustices liées à l’exploitation du passé. Plutôt que de créer des risques plus élevés pour les investisseurs ou nuire à leur réputation, démontrer un engagement vis à vis de la redevabilité pourrait marquer un véritable changement dans le climat des investissements et des affaires et bénéficierait aux acteurs commerciaux responsables. En termes de réformes structurelles, il est important que le gouvernement les porte, tout en bénéficiant d’un soutien clair et direct du gouvernement américain qui comprenne également un niveau de surveillance significatif. À bien des égards, l’infrastructure nécessaire existe déjà au sein du système congolais ; elle a juste besoin d’être pleinement dotée et habilitée. Par exemple, la Cellule congolaise de Renseignements Financiers (CENAREF) , sa principale agence d’audit, son ministère des Mines, son agence électorale (connue sous le nom de CENI) et ses institutions connexes manquent cruellement de personnel et de financement.

Au-delà de la dotation en personnel et en ressources, de nombreuses étapes importantes sont nécessaires pour modifier les structures incitatives du système actuel. Celles-ci incluent des exigences de déclaration applicables aux propriétaires d’entités désormais anonymes dans le secteur minier et d’autres secteurs qui ont des liens identifiables avec la RDC, la création d’une base de données régulièrement mise à jour, précise et complète des cadres supérieurs de tout organisme gouvernemental, y compris les agences et les entreprises entièrement ou partiellement détenues par l’État, et des vérifications associées au devoir de vigilance, ciblant les sociétés minières lorsqu’elles effectuent des paiements à des sociétés d’État, à leurs représentants ou à des fonctionnaires de l’État, le tout en veillant à ce que les paiements soient justifiés par des dispositions légales claires et ne soient versés qu’aux comptes officiels. Tout cela contribuerait à éviter les risques de corruption. De nombreuses autres initiatives contribueraient à faire progresser le développement économique, les normes du travail et de l’environnement et les droits de l’homme dans l’ensemble du secteur minier.

Finalement, une fois que ces changements commenceront à être introduits, la RDC, les États-Unis et d’autres partenaires devront collaborer pour en assurer la mise en œuvre. Les États-Unis peuvent émettre des avis commerciaux multi-institutions, similaires à ceux récemment émis pour le Cambodge et le Myanmar, afin d’aider les institutions financières américaines et d’autres acteurs du secteur privé à naviguer de manière légale et responsable dans l’environnement commercial complexe de la RDC. Ces avis devraient être complétés par un système d’exigences de déclaration qui jouerait le rôle de « conversation publique » sur les risques, le devoir de vigilance et la définition des priorités par les entreprises lors de la mise en œuvre des avis susmentionnés. La RDC doit renforcer l’application continue des réglementations de la Banque centrale concernant le secteur financier, en particulier en ce qui concerne la lutte contre le blanchiment de capitaux et le secteur minier. Celles-ci incluent la publication du récent accord conclu avec Dan Gertler et, si nécessaire, la révision de ses termes au profit de l’État et du peuple congolais.

Il est possible que rien de tout cela ne soit réalisable sans élections libres, justes et démocratiques. Les États-Unis – et de manière générale, toutes les institutions internationales engagées pour la paix et la démocratie – doivent apporter le soutien nécessaire à l’éducation civique et à l’observation électorale, et mobiliser les observateurs. Dans la mesure où un candidat ou un parti politique commence à violer les principes d’élections libres et équitables, la CENI et les autres agences congolaises doivent les tenir responsables. Les États-Unis et les partenaires de la communauté internationale doivent également prendre des mesures contre les candidats qui violent ces principes et veiller à ce que l’élection de 2023 soit véritablement démocratique.

Les enjeux sont importants pour l’administration Biden, et ils le sont d’autant plus pour le gouvernement de M. Tshisekedi et le peuple congolais. Cela nécessitera un effort de l’ensemble du gouvernement dans les deux pays et exigera un certain degré de confiance et de prise de risques de la part de toutes les parties prenantes, d’autant plus que bon nombre des enjeux sont à traiter en même temps. Cela dit, les occasions de relever l’un de nos défis mondiaux les plus urgents tout en réorientant le cours de l’histoire ne se présentent pas souvent.

S’agira-t-il d’un vrai changement, ou d’un autre cas de « rien ne change » qui voit l’histoire se répéter de manière tragique ?

 

The English version of this article can be read on the Wilson Quarterly website.